08. Le personnalisme conjugal: "alteram partem accipere" et le "bonum coniugum"

            Au terme de ces considérations sur les vices de consentement, il convient de revenir sur le bonum coniugum d'autant plus que ce thème est de plus en plus souvent évoqué dans les causes de nullité. La description personnaliste renouvelée du consentement matrimonial que nous offre le canon 1057 ne traite pas seulement du don de soi dans le mariage. Elle comprend un aspect complémentaire, à savoir l'acceptation mutuelle. Sans cela, l'amour serait unilatéral. L'acceptation conjugale de l'autre est exigeante parce qu'à l'instar du don de soi tel qu'on est à l'autre, il faut aussi accepter l'autre tel qu'il est, notamment avec ses défauts. L'authentique personnalisme de Vatican II va jusque là.

            Quelle est la nature du bonum coniugum? [20]. Certains l'identifient simplement avec le consortium ou la communio totius vitae spécifique au mariage. Nous lisons ainsi dans une sentence coram Huot du 2 octobre 1986: "le bonum coniugum ou le consortium totius vitae " (SRRD, vol. 78, p. 503; cfr coram Giannecchini du 26 juin 1984, SRRD, vol. 76, p. 392); et dans une autre cause, en l'occurrence coram Pinto du 6 février 1987, on lit "vitae coniugalis consortium (bonum coniugum)" (SRRD, vol. 79, p. 33). Cette équivalence découle de l'opinion selon laquelle le bonum coniugum doit se comprendre et se réaliser à travers le droit à la communion de vie (c. Pompedda du 11. 4.1988, SRRD, vol. 202), ou dans la constitution de "la communion d'amour et de vie" dont parle Gaudium et Spes (cfr c. Colagiovanni du 23.4.1991, Romana, nº 10). Cette équivalence devrait nous étonner car consortium totius vitae ou communio vitae sont des descriptions d'ailleurs fort incomplètes de l'essence du mariage alors que le bonum coniugum en est la fin. On ne doit pas confondre essence et fin. Il faut d'ailleurs être très prudent à les mettre en relation.

            On commet une confusion similaire si l'on veut classer le biens des conjoints comme un quatrième bonum (élément ou propriété) essentiel, qui devrait s'ajouter aux tria bona de saint Augustin. Cette confusion ne résiste pas à la critique. Dans la vision augustinienne, les tria bona se réfèrent aux "biens" de l'état matrimonial, à savoir aux valeurs positives du mariage qui lui confèrent sa dignité. Le mariage est bon parce qu'il est caractérisé par la fidélité, la permanence du lien et la fécondité.

            En revanche, l'expression bonum coniugum ne désigne pas une valeur ou une propriété du mariage à l'instar des tria bona augustiniens. Elle ne renvoie pas à une valeur du mariage mais aux conjoints dans la mesure où elle exprime quelque chose qui est bon pour eux. Elle ne concerne pas une propriété du mariage mais le "bien", voire la "réalisation" des conjoints que le mariage doit produire ou à laquelle il doit mener. On en revient ici à confirmer ce qui a déjà été dit antérieurement, savoir que le bonum coniugum s'inscrit dans la perspective de la finalité et non dans celle de la propriété. C'est d'ailleurs ce qui résulte de l'énoncé même du canon 1055: "le mariage est par sa nature même ordonné à...". Il s'agit donc bien d'une finalité.

            L'équivalence trop facile entre le bien des conjoints et leur intégration affective ou sexuelle risque de réduire le bonum coniugum au niveau d'une "compatibilité" naturelle, outre le fait qu'elle néglige la considération surnaturelle de leur bien. L'apparente incompatibilité des conjoints serait alors opposée au bien des conjoints. Or, l'expérience pastorale nous apprend que bon nombre de mariages bien "intégrés" comprennent des couples aux caractères totalement différents et même apparemment opposés.

            A mon sens, toute analyse qui identifie le bonum coniugum avec une forme de relation humaine aisée ou satisfaisante, est fondamentalement déficiente. Seuls des contacts personnels éphémères et superficiels sont exempts de toute tension. Les difficultés apparaissent en effet lorsque la relation interpersonnelle se prolonge durant une certaine période de temps. Vu que par le mariage l'homme et la femme entrent dans une relation et un engagement singuliers qui doivent se poursuivre pendant toute leur vie, il est inévitable que le mariage soit marqué par quelques difficultés entre époux, parfois de nature grave. De fait, beaucoup d'unions conjugales très heureuses se produisent entre deux personnes de caractères nettement différents qui, de toute évidence, ont dû entreprendre un effort pour s'entendre. A juste titre, on dira que ces unions matrimoniales sont les plus fascinantes puisqu'elles ont le plus fait mûrir les conjoints.

            Je terminerai par quelques remarques sur un aspect du don conjugal, à savoir la complémentarité entre époux. Cela permet d'éviter l'insistance excessive ou plutôt l'insistance déplacée sur l'égalité. "Droits égaux, fonctions complémentaires". L'union conjugale s'exprime physiquement dans l'acte conjugal qui n'est pas possible sans la complémentarité des attributs corporels sexuels de chaque conjoint. Mais cet acte ne suffit pas à exprimer l'union conjugale: celle-ci appelle l'union spirituelle, l'union des tempéraments et des dispositions. Elle n'est pas possible sans la complémentarité des personnes dans les aspects spirituels, et pas simplement les aspects génitaux, de leur sexualité (litt. without the complementary characterial or spiritual attributes of sexuality).

            Parfois, on avance comme argument devant le tribunal l'incapacité des contractants ou d'une partie de se situer dans une relation interpersonnelle égale. (...) Personne ne mettra en cause l'égalité dans le mariage au sens où mari et femme sont des personnes égales en dignité et dans leurs droits. Mais si l'égalité dans la relation suggère une identité des rôles des conjoints, il y a lieu de la désapprouver.

            Caractérisée par la complémentarité aussi bien que par l'égalité, l'alliance matrimoniale n'est certainement pas une relation où tous les rôles sont identiques. La complémentarité ne s'applique pas nécessairement à tous les rôles ni à toutes les obligations du mariage ou de la vie de famille, ni même à la majorité d'entre eux. Tenir les comptes, faire la vaisselle ou préparer les vacances sont des tâches qui peuvent être indifféremment assumées par les conjoints. Ce n'est pourtant pas vrai pour toutes les tâches. La complémentarité autant que la non-identité des rôles apparaissent clairement dans la procréation des enfants. Le mari peut procréer mais il ne peut donner naissance à l'enfant; c'est l'épouse qui le conçoit et le porte. Dans son rapport avec les enfants, le père ne peut jamais complètement assumer le rôle de la mère, et vice versa. Dans les rapports entre conjoints, le rôle du mari n'est pas identique à celui de l'épouse, et vice versa. Cela relève plus de l'anthropologie que du droit de spécifier les différences entre conjoints. Il est un fait que l'égale dignité n'implique pas une identité des rôles essentiels dans le mariage ou la vie de famille.

NOTES

[20] Cfr sent. coram infrascripto, Armachana, 26.11.1992.

[20] Cfr sent. coram infrascripto, Armachana, 26.11.1992.