01. Renouveau et personnalisme

            Le Code de droit canonique de 1983 est caractérisé par une approche tout à fait nouvelle quant à la structure de présentation de la matière qui se démarque du schéma juridique hérité du droit romain. La matière y est présentée à partir d'un critère ecclésiologique: le mystère de l'Eglise vu du point de vue de l'exercice de la triple fonction d'enseignement, de sanctification et de gouvernement. La présentation n'en est pas pour autant moins juridique.

            Selon moi, un authentique renouveau ecclésial dépend fondamentalement d'un renouveau du sens juridique au sein de l'Eglise, autrement dit d'un amour du droit: renouveau de la science et de la pratique juridiques, en accord avec la vision conciliaire de la personne et de la société ecclésiale chrétiennes.

            D'après l'ecclésiologie de Vatican II, le droit ne se réduit pas à une réalité accidentelle ou marginale. Le Concile a voulu construire son ecclésiologie sur l'idée de communio et l'inscrire encore plus concrètement dans le concept de "Peuple de Dieu". Or, la notion même d'Eglise en tant que "Peuple" met l'accent sur les relations intersubjectives, caractéristiques du reste de toute société, qui sont appelées à être justes et harmonieuses. Cela ne peut se faire sans la médiation de lois adéquates et de leur correcte application.

            Mon propos est de présenter quelques présupposés pour saisir la force rénovatrice du droit, en l'occurrence d'un droit plus "personnaliste", en vue de l'appliquer d'une manière renouvelée. Il nous faudra d'abord préciser la relation profondément harmonieuse entre quelques aspects fondamentaux de l'esprit du Concile qui, de prime abord, pourraient donner l'impression d'être contradictoires ou en opposition.

            Le thème central de l'ecclésiologie conciliaire est celui de la communio. Ce thème permet par ailleurs de développer une vigoureuse vision personnaliste de la vie humaine. Vatican II en effet considère la personne, et pas seulement la communauté: le personnalisme est la philosophie propre au Concile. Peut-on vraiment articuler la communauté comme idéal et but, d'une part, et la personne comme point de référence, d'autre part? Y a-t-il opposition entre elles ou une simple tension?

Personnalisme

            Le personnalisme est une vision de l'homme qui souligne sa dignité comme fils de Dieu. Il voit dans le dynamisme inhérent qui caractérise l'être humain un appel à une auto-réalisation qui s'approprie librement les valeurs permanentes et transcendantes. Quiconque est imprégné d'esprit personnaliste nourrit une conscience vive de la liberté personnelle, la sienne et celle des autres. Il a par conséquent une conscience non moins vive de la responsabilité personnelle.

            Le personnalisme entretient une vision aiguë des droits fondamentaux de la personne et incite à les défendre contre tout type de violation perpétrée à son égard. Il tient à la fois que celui qui est conscient de ses propres droits doit avoir également conscience de ses devoirs. Pour le personnalisme, il n'y a aucune déchéance à obéir à la vérité, à la loi ou à l'autorité légitime et moins encore à être fidèle aux exigences d'un engagement librement assumé.

            Le personnalisme implique ouverture et attention aux valeurs qui se trouvent chez les autres. Il représente un ferment prodigieux pour la constrcution de la communauté. Dans le véritable personnalisme il y a une alliance naturelle entre la personne, l'être humain individuel et particulier, et la communauté. La participation personnaliste à la communauté n'implique pas une adaptation d'intérêts mutuels mais un accord de personne à personne fondé sur la conscience de la dignité et des droits que l'on a en commun.

Individualisme

            L'expression "personnalisme chrétien" pour décrire cette philosophie est d'usage relativement récent. Il convient de la distinguer d'un autre courant philosophique qui, au fil des ans, a caractérisé le monde occidental: l'individualisme séculier qui, en même temps que le collectivisme, a dominé une grande part de la pensée et de l'existence modernes. Il est très important de bien saisir la différence entre le personnalisme et l'individualisme. Ce dernier pourrait facilement être apparenté au personnalisme au point de se confondre avec lui, d'autant plus que certaines formes d'individualisme utilisent une terminologie apparemment personnaliste. L'individualisme est pourtant complètement différent puisqu'il se situe en pleine opposition avec l'authentique personnalisme chrétien.

            L'individualisme voit dans l'individu le bien suprême et fondamental et considère que les intérêts de la communauté ou de la société doivent être subordonnés à ceux de l'individu. Là où les intérêts de l'individu entrent en concurrence avec ceux des autres ou de la communauté, l'individualiste placera toujours en premier lieu ses propres intérêts. L'individualisme ne peut être l'allié de la communauté.

            Dans un certain sens, il faut dire que l'individualisme se présente comme un type de personnalisme mutilé et faux. Il parle également de devoirs mais aucunement des droits. Il exige la liberté mais il se refuse à prendre des décisions qui obligent et fuit tout engagement définitif. Il cherche la liberté d'action mais il ne veut pas accepter la propre responsabilité de ses actes.

            L'effet de individualisme dans le domaine économique a fait l'objet d'études approfondies. Du point de vue chrétien, il me semble beaucoup plus important de voir comment il domine en éducation, dans les fondements mêmes de la vie sociale et interpersonnelle, trouvant même une base théorique dans certains courants prédominants de la psychologie contemporaine. Le culte psychologique de son propre Moi en est l'expression moderne caractéristique. Essentiellement centré sur le Moi, il propose en type d'accomplissement de l'individu, fortement marqué par un esprit d'autosuffisance et d'auto-protection. Il n'y a rien de plus éloigné de ce culte de l'individu que la vision chrétienne.

            Cette idée d'"autosuffisance" présentée par un vaste secteur de la psychologie moderne s'oppose foncièrement à l'idée chrétienne d'accomplissement personnel par le don de soi. Dans son discours du 4 janvier 1993 aux membres de la American Psychiatric Association, Jean-Paul II disait avec insistance: "Ce n'est qu'en se dépassant soi-même et en vivant le don de soi que l'individu peut atteindre son propre accomplissement" (Oss. Rom., Engl. ed., Jan. 13, 1993, p. 4). L'autosuffisance se présente à l'être humain plutôt comme une tentation qu'il doit vaincre s'il veut se donner et se réaliser. Selon le dessein de la nature, le mariage se présente comme un rempart contre le piège de l'autosuffisance. "Ce partenariat de l'homme et de la femme constitue la première forme de communion entre les personnes. A cause de sa nature la plus intrinsèque l'être humain est un être social; et s'il ne rentre pas en relation avec les autres, il ne peut ni vivre, ni développer ses dons" (Gaudium et Spes, nº12). L'être humain est tout particulièrement fait pour le don et la dépendance réciproques dans le mariage.

            Le personnalisme chrétien peut renouveler la communauté conjugale, comme du reste la communauté ecclésiale plus large. L'individualisme séculier tend à la désagrégation de ces deux communautés; il ne peut être une force de renouveau au sein de l'Eglise.

            Notre sujet exige par conséquent une analyse approfondie des considérations et des interprétations présentes dans la doctrine et la jurisprudence. Il ne suffit d'invoquer le personnalisme conciliaire pour être personnaliste. Celui qui envisage l'épanouissement personnel en termes d'auto-affirmation ou d'autosatisfaction, plus que d'auto-donation, n'est pas dans la ligne du personnalisme de Vatican II. D'où la prudence à l'égard de formules comme "la dignité renouvelée de la personne", "le droit des personnes", etc. qui peuvent être équivoques: ce qui se présente comme "personnalisme chrétien" peut s'avérer être marqué par le sécularisme et l'individualisme.

Le droit au service de la justice

            La fonction positive et essentielle du droit dans la vie ecclésiale, dans une vision personnaliste, est de l'ordre de l'évidence. Le droit, la vérité, la justice sont les piliers de toute société qui prétend offrir à ses membres les stimulants, les moyens et les garanties pour que la vie et les relations interpersonnelles se développent dans une solidarité harmonieuse. Le droit est au service de la vérité, et plus concrètement encore de la justice, de ce qui règle les relations entre les personnes aussi bien physiques que juridiques.

            Il faut toujours être attentif à l'éventuelle manipulation du droit quand il est mis au service d'intérêts particuliers, et non de la vérité et de la justice. Une telle manipulation, dont je crains qu'elle ne se produise déjà en quelque lieu, risque de faire perdre, parmi les juristes et les juges, la joie d'exercer une profession au service de la justice et de la vérité. Ce danger est plus marqué chez les jeunes qui, pleins d'idéalisme, commencent à travailler dans les tribunaux ecclésiastiques.

            Plus que jamais, nous avons besoin de praticiens du droit qui soient amoureux de la justice et de la vérité et qui perçoivent pleinement le Splendor Veritatis et , selon le thème de l'allocution du Pape à la Rote en 1994, le Splendor Legis ou le Splendor Iustitiae. Seuls les praticiens sont capables d'aider la grande masse des fidèles dans la compréhension du service que le droit rend à la vie et à la vigueur du Peuple de Dieu.