06. Quelques aspects particuliers du canon 1095

            Sous le bénéfice de ces remarques préalables, je désire fleurir maintenant trois questions particulièrement importantes en rapport avec le canon 1095: les concepts de normalité et de maturité, la liberté intérieure et l'incapacité d'assumer.

            S'adressant à la Rote en 1988, le Pape disait: "On connaît la difficulté que rencontrent les experts dans les sciences psychologiques et psychiatriques au moment de définir, de façon satisfaisante pour tous, le concept de normalité. Quelle que soit sa définition dans ces sciences, la maturité doit toujours être vérifiée à la lumière des concepts de l'anthropologie chrétienne sous-jacents à la science canonique"(AAS 80(1988), p.1182).

            Gordon W. Allport, professeur à l'Université de Harvard, est parmi les psychologues les plus connus de ce siècle. Un numéro du British Journal of Psychiatry de l'année 1987 le décrit comme "un des théoriciens de la personnalité les plus influents (vol. 150, p. 448), et une sentence rotale de 1981 le cite comme "l'illustre psychologue" (SRRD, vol. 73 (1981), p. 313). Or, Allport dit sans ambages que "les psychologues ne savent pas nous dire ce que signifient la normalité, la santé ou la maturité" (Pattern & Growth in Personality, New-York, 1961, p. 307). En d'autres termes, nous souffrons tous de l'une ou l'autre anomalie qui peut nous affecter et réduire partiellement notre capacité intellective ou volitive, sans pour autant la vicier substantiellement.

            Ce n'est pas une tâche facile de déterminer ce qui est "normal" dans la vie ou les relations conjugales. L'anthropologie moderne et la psychologie contemporaine non chrétiennes reposent tendanciellement sur le présupposé d'une "norme" que l'anthropologie chrétienne considérerait plutôt comme un "idéal". Mais il n'est pas aisé pour la jurisprudence de déterminer la capacité minimale nécessaire pour un consentement matrimonial valide. Dans la même allocution citée à l'instant, le Pape disait avec insistance:"Pour le canoniste qui s'inspire de la vision (chrétienne) intégrale de la personne, le concept de normalité, et dès lors de la condition humaine normale en ce monde, inclut aussi des formes modérées de difficultés psychologiques" (ib.).

            Une fois atteint l'âge légal pour se marier, il n'y a pas de raison de douter d'une discretio iudicii suffisante et proportionnée au mariage sauf si discernement est déjà gravement disproportionné par rapport à ce qui est normal à cet âge. Ceci est d'autant plus important qu'il est toujours possible de montrer que ceux qui sont en train de sortir de l'adolescence sont relativement immatures, c'est-à-dire en relation avec la maturité que procure une plus grande expérience de la vie adulte. Qui doutera du décalage entre la compréhension du mariage chez une personne d'âge mûr et chez un adolescent? La norme pour apprécier la compréhension de l'adolescent ne peut être le degré de compréhension atteint par l'adulte d'âge mûr. Il faut prouver que la maturité de jugement est gravement inférieure à ce qui est normal à son âge; cela ne sera possible que si l'on peut démontrer que l'individu souffrait d'un défaut caractériel ou psychique grave.

            A la vérité, le mariage est une étape dans le processus vers l'acquisition de la maturité: "Omnibus igitur hominibus, in personalitatis evolutione non graviter deficientibus, matrimonium non est interdicendum, nec, initum, irritum declarandum" (c. Serrano, 9.7.1976, SRRD, vol. 68 (1976), p. 319). "Matrimonium non est maturitatis acquisitae culmen, sed 'fase evolutiva' in processu maioris maturitatis acquirendae" (c. Pinto, 8.7.1974, SRRD, vol. 66 (1974), p. 501). "Matrimonium haberi nequit culmen maturitatis acquisitae, sed potius gradus in processu ad pleniorem maturitatem acquirendam" (c. Pompedda, 3.7.1979, SRRD, vol. 71(1979), p. 388).

            Le consentement n'est valide que s'il procède de la libre volonté; autrement il ne s'agirait d'une décision ou d'un choix vraiment personnel et humain. Ce serait néanmoins une erreur d'affirmer que la volonté n'est libre qu'en l'absence de toute impulsion ou facteur intérieur, voire de toute inclination ou prédisposition. La volonté doit certes être libre, c'est-à-dire en condition de choisir parmi toutes les alternatives qui lui sont proposées. Mais elle ne doit pas être autonome au sens de ne subir aucune influence ni détermination, comme si elle devait se trouver dans une complète indifférence par rapport aux facteurs ou considérations dont on doit tenir compte dans une décision particulière. La volonté déterminée n'est pas la volonté libre de toute influence, mais celle qui est incapable de résister à une influence précise ou de choisir parmi différentes raisons.

            Dans cette perspective, je ne partage pas l'idée selon laquelle un consentement valide ne peut être donné que s'il existe une voluntatis autonomia a quolibet impulsu ab interno. Etre amoureux ou avoir un profond désir de paternité sont également des raisons intérieures ou des implusions qui influencent la liberté d'une personne au moment du mariage. Je doute qu'elles réduisent sa liberté. Mais il est du reste inacceptable d'affirmer qu'elles la détruisent.

            Quant à l'incapacitas assumendi , la ratio qui est sous-jacente au canon 1095 § 3 est l'impossibilité psychique d'accomplir certaines obligations. Il en découle l'invalidité juridique de l'engagement par lequel quelqu'un s'oblige à les assumer (cf. Comm, 1975, p.49). Les juges sont constamment confrontés au problème de distinguer l'impossibilité psychique de la difficulté morale. On se rappellera à ce propos que "seule l'incapacité et non la difficulté à émettre un consentement, affirme le Pape, rend nul le mariage" (AAS 79(1987), p. 1457). Le critère serait, semble-t-il, le point à partir duquel l'individu a perdu sa liberté. Mais celui qui est libre, même s'il l'est de manière réduite, ne peut être qualifié d'incapable parce qu'il pourrait justement, bien qu'avec difficulté, moduler son choix. On est incapable quand on ne peut absolument pas choisir ou qu'on ne peut le faire de manière efficace. Autrement dit, il y a incapacité quand la libre volonté a totalement disparu et est absolument impuissante ou déterminée.