Il me semble utile de faire quelques suggestions pour que l'on procède avec sérieux dans les causes de nullité de telle façon que l'on parvienne à une décision dont on croit et espère en conscience qu'elle corresponde à la justice et à la vérité. A cet effet, je signale quelques critères qui, bien que relativement élémentaires, ne sont pas toujours observés dans les procédures matrimoniales.
Il faut au départ bien apprécier la requête: concrètement, il s'agit de voir si le libelle doit être accepté ou refusé. Le cas échéant, il n'est pas exclu de suggérer au demandeur de demander la nullité sur base d'un autre chef de nullité que celui invoqué. Le fumus boni iuris ne sera pas perceptible sans une quelconque indication d'une grave anomalie se rapportant à une obligation essentielle du mariage.
Pour rappel, toutes les causes introduites sur base d'une incapacité consensuelle ne doivent pas nécessairement être acceptées: le juge peut et doit refuser le libelle si les allégations semblent être sans fondement (c. 1505 § 2, 4º) [17]. Les faits allégués dans le libelle doivent pour le moins suggérer la présence possible d'une grave anomalie psychique chez l'une ou l'autre partie ou bien chez les deux contractants au moment du mariage. De plus, l'anomalie ainsi alléguée doit avoir un certain rapport avec un droit ou une obligation du mariage que l'on peut raisonnablement considérer comme essentiel. De toute évidence, au stade du libelle, on n'exige pas des preuves mais au moins un certain fumus.
On peut sans aucun doute rejeter la requête ne parlant que d'une vague "immaturité" comme cause de l'incapacité, ou celle ne donnant aucune indication d'une possible anomalie grave au moment du mariage, ou bien celle qui ne mentionne aucun droit ou devoir spécifique dans lequel l'individu aurait subi une incapacité consensuelle, etc. Les allégations du libelle devront être suffisamment concrètes pour permettre une enquête avec une possibilité minimale de parvenir à leur confirmation judiciaire. Elles devront en outre fonder juridiquement la requête. Tout cela est clairement envisagé dans les canons 1502-1505.
On s'étonnera que de nombreux avocats, voire des membres de certains tribunaux, semblent donner l'impression de toujours conseiller aux parties d'alléguer le canon 1095. N'y a-t-il pas un recours trop "facile" au canon 1095? De plus, dans bien des cas, ce recours trop facile aboutit en définitive à une sentence négative. A la Rote, on constate parfois que si l'on avait évoqué au départ un autre chef de nullité, comme la simulation par exemple, avec une instruction adéquate en conséquence, on serait parvenu à répondre affirmativement à la requête.
Ensuite, il s'agit de faire l'instruction en conscience en posant des questions ad rem sans se contenter de vagues affirmations sur les légères anomalies de caractère, totalement insuffisantes pour fonder une incapacité consensuelle, mais en analysant les indices éventuels d'une quelconque anomalie grave à l'époque du mariage.
Enfin, il faut recourir à l'opinion de l'expert seulement quand cela est nécessaire. La preuve juridique de l'anomalie psychique grave doit d'abord et essentiellement provenir des actes du procès, et non de l'expertise. La responsabilité du juge est d'examiner les actes pour scruter la présence éventuelle d'une anomalie qui aurait substantiellement miné l'intelligence ou la volonté du contractant. C'est l'essence même de sa mission judiciaire.
Les faits allégués par les témoins sont aussi probants que l'opinion de l'expert. D'ailleurs, une expertise qui ne s'appuierait pas sur les actes du procès aurait très peu de force probatoire. celle qui reposerait purement et simplement sur une lecture des actes aurait encore moins de valeur.
Les experts peuvent certes contribuer à la résolution d'une question ou à la dissipation d'un doute quand cela dépasse la compétence du juge. En accord avec le canon 1579, les expertises doivent être considérées comme une pièce du dossier d'instruction. De plus, les tribunaux ecclésiastiques n'accorderont qu'une importance relative à la terminologie de l'expert utilisée pour décrire un état psychologique anormal. Dans une sentence rotale de 1970, Mgr L. Anné écrivait déjà: "Il n'est pas nécessaire que l'on définisse en toute précision le dernier genre de maladie dont souffrait le contractant; il suffit que soit pleinement établie la gravité du trouble" [18]. Dans une sentence de 1978, Mgr Serrano commentait la difficulté "d'assigner un nom aux troubles de l'esprit; de toute façon, si ces troubles sont certains et très graves, abstraction faite de la question d'un diagnostic exprimé avec une terminologie précise et convergente, ils peuvent conduire à la certitude morale de l'invalidité du mariage" [19].
A ce propos, on ne mesurera jamais assez les propos très clair du Pape dans son discours à la Rote en 1987: "On ne peut considérer la possibilité d'une véritable incapacité qu'en présence d'une forme grave d'anomalie qui, quelle que soit sa définition, doit miner substantiellement la capacité de comprendre ou de vouloir du contractant". Il me semble évident que, vu la diversité d'écoles en psychologie ou en psychiatrie moderne, le Pape avertit les juges ecclésiastiques qu'il convient de chercher une notion plus juridique des pathologies graves susceptibles d'entraîner une incapacité, de telle sorte que la jurisprudence soit en mesure d'y recourir avec une certaine indépendance par rapport à la terminologie que les praticiens mettent en oeuvre.
Je veux dire ici que le juge doit être strictement judiciaire au moment d'invoquer ou d'apprécier une expertise. Par exemple, si une fois admis le libelle, les témoins ne font aucune allusion durant l'instruction à ce qui pourrait suggérer la présence d'une anomalie psychique grave, le juge peut ne pas décider de demander une expertise, celle-ci n'étant plus nécessaire. L'expertise ne sera demandée qu'en cas de doutes positifs et sérieux sur l'existence de l'anomalie en question (c. 1680).
En principe, une sentence affirmative dans une cause d'incapacité devra reposer sur une expertise. Celle-ci devra démontrer la présence d'une grave anomalie psychique. Par contre, une sentence négative ne doit pas nécessairement être appuyée par une expertise.
Une sentence négative à l'encontre des conclusions de l'expert est toujours possible bien qu'en accord avec le canon 1579 § 2, le juge alléguera les raisons pour les quelles il aura rejeté les conclusions de l'expertise. Une des raisons de rejet peut être le simple fait que l'expert n'ait pas raisonné ni établi ses conclusions avec la saine anthropologie chrétienne. Il peut aussi y avoir une sentence affirmative à l'encontre de l'opinion de l'expert qui aurait soutenu la normalité foncière du sujet. Dans une telle hypothèse, le juge devra de toute évidence justifier son refus à partir des faits et arguments extraits des actes de l'instruction.
S'il y a une nette contradiction entre les opinions des différents experts, la position du juge sera plus difficile: il pourra démontrer qu'une telle opinion est largement étayée par les actes tandis qu'une telle autre ne l'est absolument pas. A la vérité, une telle éventualité est peu probable. En pratique, cette contradiction entre experts induira un tel doute qu'il faudra recourir obligatoirement au canon 1060.
Les défauts de caractère ou de personnalité sont très nombreux. Personne n'est exempt de tel ou tel d'entre eux. Une chose est l'existence, l'appréciation et le traitement de ces défauts dans le cadre de la psychiatrie et de la psychologie. Autre chose est leur pertinence dans le cadre juridique, en l'occurrence dans le traitement des causes de nullité de mariage.
Il y a certains points importants qu'on ne peut jamais perdre de vue. Les sciences qui étudient la vie psychique des êtres humains peuvent difficilement être classées parmi les "sciences exactes": dans la meilleure des hypothèses, leurs conclusions n'offrent qu'une certitude relative. De plus, il y a une grande diversité de courants et d'écoles à laquelle s'ajoutent les grandes divergences entre eux sur les principes fondamentaux.
Par ailleurs, les sciences psychiatrique et psychologique reflètent certains présupposés anthropologiques. Des concepts comme la santé ou la normalité psychique, le développement et l'épanouissement de la personne, renvoient en définitive à des conceptions sur l'origine et la fin de l'homme. En tant que chrétiens, nous avons une anthropologie très précise et très claire. Il nous revient dès lors d'évaluer à la lumière de l'anthropologie chrétienne toute appréciation sur l'intimité de la personnalité humaine. Aujourd'hui, c'est une devoir particulièrement important qui s'impose dans la pratique de nos tribunaux ecclésiastiques. Rappelons en l'occurrence les propos explicites de Jean-Paul II à la Rote: "Quelle que soit la définition avancée par les sciences psychologiques et psychiatriques, elle devra toujours être vérifiée à la lumière des concepts de l'anthropologie chrétienne sous-jacents à la science canonique (AAS 80 (1988), p. 1180).
Plusieurs appréciations psychologiques de la personnalité humaine semble partir d'un critère d'autosuffisance et d'autonomie totale de l'individu proposé comme idéal. Dans ce cadre-là, celui qui éprouve le besoin de s'appuyer sur les autres manifestera une personnalité "non intégrée". Je rappelle ici un cas où l'expert soutenait que les difficultés psychiques traversées par le demandeur résultait "d'une certaine prolongation du conflit oedipien, aggravé par une mauvaise élaboration de la phase dépressive. Il faut savoir que la phase dépressive bien intégrée confère au Moi toute sa stabilité et sa capacité d'assumer son autonomie et sa solitude. Mal intégrée, elle entraîne une dépendance à l'autre, un besoin de s'appuyer sur lui". D'après cette analyse, une personnalité stable et mature consiste dans l'acceptation de sa propre solitude et l'autonomie avérée à l'égard des autres alors que le besoin de se relier aux autres est un signe du manque d'intégration personnelle. Une telle analyse ne correspond pas à une vision chrétienne de l'homme.
Face à une expertise, le juge cherchera un diagnostic spécifique qui établisse 1) la présence chez l'individu d'une anomalie psychique au moment du mariage, 2) sa nature, 3) sa gravité, 4) ses effets sur les facultés et les décisions du sujet, 5) les preuves et arguments scientifiques justifiant les conclusions de l'expert (un examen direct du sujet, son histoire clinique, les tests psychologiques mis en oeuvre, les annotations faites à la lecture des actes de l'instruction, etc.). Le juge fera surtout attention aux trois derniers points (3-5) puisque ce sont précisément ces points qui, soumis à une correcte appréciation judiciaire, peuvent aider le juge à asseoir son jugement. On n'aide pas le tribunal en disant qu'un individu souffre d'un "désordre psychique". Tout le monde en souffre. La loi de l'Eglise est absolument claire: l'incapacité ne peut provenir que d'une grave anomalie dont la présence est établie avec certitude au moment du consentement et qui est susceptible de rendre incapable quant aux obligations essentielles du mariage.
NOTES
[17] Cfr c. Egan du 29.3.1984, SRRD, vol. 76, p. 210.
[18] "Haud necesse est ut perspicue definiatur species ultima mobi mentalis quo nupturiens laborat, dummodo de ipsa gravi mentis perturbatione morbosa plane constet", SRRD, vol. 63, p. 220.
[19] "De nomine adsignando perturbationibus animi: quae cum certae tamen sint et graviores, seposita quaestione de diagnosi praeciso ac concordi termino expressa, in moralem certitudinem de irrito matrimonio ducere queunt" (SRRD, vol. 69, p. 81; cfr aussi c. Fiore, 7.10.1978, SRRD, vol. 70, p. 416, n.6).