Le canon 1057, qui présente et définit l'objet du consentement matrimonial, est également fortement marqué par le personnalisme conciliaire. Sa formulation contient un des changements les plus remarquables introduits par le nouveau Code dans le droit matrimonial.
L'objet du contrat matrimonial, ce à quoi consentent essentiellement les époux, et le droit qu'ils échangent dans l'acte de se marier ne sont plus présentés en termes d'un simple "droit sur le corps", formule peu heureuse car elle semble vouloir réduire le mariage à la seule relation physique. L'objet du consentement est désormais présenté en termes hautement personnalistes, à savoir comme le don mutuel de soi et l'acceptation de l'autre, sese tradere et accipere.
Dans le Code de 1917, le consentement comportait une traditio iuris : la concession d'un droit essentiel, le ius in corpus. Dans le Code de 1983, le consentement suppose plutôt une traditio sui ipsius. L'objet est désormais le don de soi. Ces formulations sont à ce point différentes qu'il semble difficile de découvrir une relation ou un lien logique entre elles, ou encore le signe d'un développement de l'une à l'autre.
La science procède pourtant rarement à des ruptures totales avec le passé. Dans la science canonique comme dans d'autres domaines, le vrai progrès s'inscrit en général dans une véritable continuité avec le passé. C'est également le cas en l'occurrence.
La traditio sui ipsius exprime avec une plus grande richesse conceptuelle ce qu'est l'alliance conjugale. L'ancienne formule objectivait en quelque sorte l'autre conjoint. Elle donnait l'impression que seul son corps était l'objet du consentement. La nouvelle formule indique que les époux s'engagent dans leur propre personne.
De toute façon, l'expression sese tradere n'est pas d'une clarté immédiate. Il n'est donc pas surprenant que la nouvelle formule ait suscité des réactions diverses et des critiques. Certains auditeurs de la Rote donnent toutefois l'impression de ne voir aucune différence substantielle dans la nouvelle formule et continuent à définir l'objet du consentement selon les termes du canon 1081 § 2 du Code de 1917 [3]. D'autres auditeurs, par contre, adoptent des positions opposées. Il y en a même qui récusent totalement le concept de don de soi qui n'aurait, selon eux, aucun sens juridique: "Enimvero, prout omnibus sane liquet, iuridice nemo eatenus de se disponit ut possit iuridice se tradere alteri tantoque minus potest quis alterum sibi iuridice acceptare" [4]. D'autres encore semblent n'assigner aucune limite apparente à ce don de soi: "Matrimonium est profecto mutua, plena ac perfecta contrahentium donatio" [5]. Il y en a aussi qui s'abstiennent d'une analyse comparative quelque peu approfondie entre les formulations de 1917 et de 1983 et, n'accordant que peu d'attention à l'expression "sese mutuo tradunt atque accipiunt", ils voient l'objet du consentement dans la finalité du don de soi, à savoir "la constitution du mariage" [6]. On doit se demander à ce propos si ceci ne situe pas l'objet du consentement non dans ce que les époux échangent entre eux, mais bien plutôt dans la finalité de cet échange, le consortium totius vitae du canon 1055 § 1.
Personne ne mettra en doute l'affirmation selon laquelle l'objet du consentement matrimonial est la constitution du mariage. Cette affirmation déduit néanmoins l'objet du consentement du canon 1055 § 1 et non d'un examen plus approfondi du canon 1057 § 2. Elle semble éviter l'analyse juridico-personnalistede la nouvelle formulation logiquement exigée par ce dernier canon.
Une simple lecture de l'expression "sese mutuo tradunt et accipiunt" semble imposer la conclusion suivante: le consentement ainsi compris entraîne le droit de chaque conjoint de recevoir le don du Moi(ou de la personne) de l'autre et, à son tour, son devoir de donner son propre Moi (ou personne). On peut se demander s'il en est littéralement ainsi. L'objet du consentement matrimonial est-il le don total de la personne dans tous ses aspects? Ou bien faut-il comprendre ce don dans un sens nuancé qui ne réduit pas la réalité du don de soi conjugal, mais au contraire la précise et la clarifie? Voilà le problème à résoudre.
Les expressions de traditio sui ipsius ou de donatio personarum [7] ne peuvent pas être comprises dans leur stricte littéralité. Le même personnalisme écarte toute idée de don absolu de soi ou d'accueil absolu de la personne de l'autre en vertu de l'autonomie essentielle et de la dignité de la personne humaine qui ne se réduit aucunement à être l'objet d'un simple transfert de propriété [8].
Il y a donc nécessairement un sens métaphorique à la traditio sui ipsius. Le droit acquis par chaque conjoint n'est ni ne peut être un droit sur tous les aspects de la personne ni même de la vie de l'autre conjoint. La dignité de la personne, sa liberté, sa responsabilité sont des aspects de la personne absolument inaliénables [9].
Une sentence coram Pinto du 31 mai 1985 insiste sur ce point. Elle dit notamment de sese mutuo tradunt et accipiunt, formule de Gaudium et Spes désormais incorporée au canon 1057 § 2: "Cette formule n'implique d'aucune façon que l'objet formel et essentiel du consentement ne soit plus les droits et devoirs matrimoniaux essentiels donnés et reçus, mais les personnes mêmes des contractants (...) De ce qui précède il est évident que nous ne pouvons être d'accord avec la sentence dont il est fait appel et selon laquelle l'objet du consentement a été changé: cet objet ne serait plus les droits-devoirs, mais les personnes mêmes des conjoints" [10].
La raison est claire. Le don véritable comporte le transfert du dominium, de la propriété de ce que l'on donne. Il est évident qu'aucun époux ne transfert la propriété de sa personne à un autre [11]. Un tel transfert serait impossible parce que personne n'est "propriétaire" absolu de sa personne ou de son Moi. Pareillement l'époux qui reçoit le don conjugal ne se convertit pas en propriétaire du Moi de l'autre, avec le droit de disposer de l'autre selon son bon plaisir. Personne n'est propriétaire de son conjoint, ni de son Moi, ni de son corps.
Sous la législation en vigueur jusqu'en 1983, La jurisprudence antérieure s'efforçait de ne pas parler de traditio corporis, mais de traditio iuris, concrètement d'un ius in corpus. Le moraliste D'Annibale en donna clairement la raison: "Par le mariage, on n'acquiert pas le corps de l'autre conjoint au sens d'en être le propriétaire; on n'acquiert que le droit d'en user" [12]. Par le mariage on ne devient pas propriétaire du corps de son conjoint et encore moins de sa personne. Il nous semble donc que la notion de traditio personarum doit être affinée en termes de transfert d'un ius in personam., à savoir d'un droit sur un élément personnel tellement propre à l'individu, tellement représentatif de ce dernier que sa traditio-acceptatio constitue le don conjugal de soi, mesurable selon des paramètres juridiques.
Pour déterminer ce que comprend ce droit, il faut garder des idées claires sur la nature du don aussi bien que sur le sens de la conjugalité. Un don implique une donation définitive et permanente d'une chose qui contient aussi la concession de droits de propriété. S'il manque le transfert du droit de propriété, il s'agit d'un simple prêt plus que d'un don. Or, ce don qui confère des droits de propriété est un don conjugal: le don de la conjugalité.
La conjugalité implique une relation qui est permanente et exclusive sur base du "un à un" car il n'est pas possible de faire le même don à plusieurs personnes en même temps. Deux personnes peuvent néanmoins établir une relation exclusive et permanente, par exemple d'amitié, qui ne soit pas conjugale. La conjugalité exige un autre élément spécifique, à savoir la sexualité. Le don de soi conjugal doit avoir comme effet l'établissement d'une relation exclusive, permanente et sexuelle avec une autre personne. Il faut de plus encore ajouter un dernier élément: la sexualité conjugale doit être ouverte à la procréation. Cela signifie également qu'elle doit être hétérosexuelle.
Le lien entre conjugalité et procréation nous conduit à analyser l'anthropologie de l'acte conjugal. Le désir des conjoints de s'unir dans un don réciproque se situe à un niveau purement intentionnel. Chaque conjoint peut et doit se lier à l'autre, mais il ne peut réellement se donner à l'autre. Il peut chercher des actes ou des attitudes qui expriment ce désir du don de soi, cette relation réciproque et partagée dans le don de soi. Mais seul l'acte conjugal, permanent dans le temps et personnellement exclusif, exprime la singularité du don conjugal réciproque au point de faire partie de l'essence même de la constitution du mariage.
Pourquoi l'acte conjugal comme acte de don de soi est-il l'expression par excellence de l'amour conjugal? Pourquoi voit-on en cet acte, pour le moins passager, un acte d'union? Quelle est la singularité de l'acte sexuel alors que le sentiment amoureux et l'union des êtres s'expriment par une multitude de gestes, des paroles et de regards?
Sa singularité réside-t-elle dans le plaisir particulier qui l'accompagne? Sa signification unitive se réduit-elle à la sensation aussi intense soit-elle qu'elle est capable de produire? Si l'intimité sexuelle unit deux personnes parce qu'elle procure du plaisir sexuel, alors logiquement une relation sexuelle sans plaisir n'aurait pas de sens et le sexe avec du plaisir aurait du sens même dans le cadre d'une relation homosexuelle.
Le plaisir sexuel peut certes accompagner l'acte conjugal ou faire défaut mais le sens de l'acte ne consiste pas dans le plaisir. Le plaisir de l'acte sexuel peut être intense mais il est passager. Par contre, la signification de l'acte conjugal est également intense mais elle n'est pas passagère. Mais si cette signification ne se trouve pas dans le plaisir, où faut-il la trouver? Pourquoi cet acte devrait-il être plus significatif que n'importe quelle autre manifestation de tendresse entre époux? Pourquoi cette rencontre conjugale devrait-elle être une expression amoureuse plus intense? La raison est bien simple: il ne s'agit pas d'un simple contact ou d'une pure sensation, mais d'une communication, une réalité offerte et reçue, un échange de ce qui représente d'une manière totalement singulière le don de la personne et l'union des personnes.
Par conséquent, ce qui constitue l'acte conjugal en une relation et une union singulières, ce n'est pas la participation à une sensation, mais la participation à un pouvoir: un pouvoir physique et sexuel qui est extraordinaire précisément à cause de son orientation intrinsèque à la créativité, à la vie. Dans une authentique relation conjugale, chaque conjoint dit à l'autre: "- Je t'accepte comme je n'accepte nul autre. Tu es unique pour moi, et je suis unique pour toi. Toi, et toi seul, tu es mon mari. - Toi seule, tu es ma femme. Et la preuve de ta singularité à mes yeux est que ce n'est qu'avec toi seule que je suis disposé à participer à ce pouvoir divinement donné et orienté vers la vie".
L'acte conjugal est donc unitif essentiellement en vertu du caractère absolument singulier du don qu'il implique: le don de la procréation. D'où l'inséparabilité intrinsèque des aspects unitifs et procréatifs de l'acte (cfr. Humanae Vitae, n. 12).
Ce bref examen de l'oblativité de l'acte conjugal nous a conduit à réinterpréter le bonum prolis en termes personnalistes et à vérifier comment les intuitions modernes, adéquatement réalisées, ne sont pas si éloignées de la tradition, mais la rejoignent et l'enrichissent. Une réflexion analogue sur le bonum fidei et le bonum sacramenti montre également comment ces biens traditionnels s'intègrent comme éléments essentiellement constitutifs de la traditio sui ipsius conjugale.
Le don de soi dans l'acte sexuel ne peut se réduire à la simple réciprocité dans la procréation. Pour être véritablement humain et conjugal, le don de la sexualité doit être caractérisé par deux éléments ou propriétés: l'indissolubilité et la fidélité exclusive (cfr CCC, nn. 1644-1645). Il n'y a pas de véritable don de soi si le don n'est pas permanent. Comme le disait Jean-Paul II à la Rote en 1982: "un don, s'il se veut total, doit être sans retour et sans réserve" (AAS 74 (1982), p. 451). Un don de soi pour un temps déterminé - pour un jour ou pour cinq ans - n'est pas un vrai don de soi: il acquiert tout au plus le caractère d'un prêt. Quand on fait un prêt, on se réserve le droit de propriété sur la chose prêtée et on garde le droit de la réclamer. Mais la chose n'est pas donnée. On ne peut licitement parler d'un véritable don que lorsqu'il est irrécupérable et que l'on n'en exige pas juridiquement la restitution. Celui qui donne perd tout droit de propriété. En revanche, celui qui se réserve un droit quelconque sur une chose dans l'intention de pouvoir réclamer l'objet de son consentement, ne consent pas à un vrai don.
La fidélité exclusive s'inscrit dans une logique analogue. Elle correspond également à la nature de l'amour humain. Le Moi est indivisible et irréitérable. Il ne peut être se donner à plusieurs personnes simultanément. Il ne peut se donner qu'à une seule. "Je te donne mon Moi", telle est l'affirmation conjugale. Mais si un conjoint se propose de donner son "Moi conjugal" à différentes personnes, tout au plus ne donne-t-il qu'une partie de son Moi à chacune d'elles. Autrement dit, il donne sa sexualité à chacune de façon divisée, il ne la donne totalement à personne. Par conséquent, si l'on exclut l'unité ou l'indissolubilité, on ne réalise pas le don sponsal de soi: bono fidei vel bono sacramenti excluso, la traditio sui ipsius ne peut se réaliser.
NOTES
[3] cfr. por ej. c. Fiore du 4 décembre1984 : SRRD, p. 593; c. Huot, 26 juin 1984, vol. 76, p. 433; 26 juillet 1984, p. 500; Decret c. Masala, 5 mars 1985, n.5; c. Agustoni, 15 octobre 1985; vol. 77, p. 437; c. Di Felice, 8 novembre 1986, vol. 78, p. 599, etc.
[4] c. Egan, 29 mars 1984 : vol. 76, p. 205.
[5] c. Bruno, 17 décembre 1982, vol. 74, p. 648.
[6] cfr. c. De Lanversin, 28 février 1984, vol. 76, p. 146, n. 6; cfr c. Pompedda, 4 décembre 1984, ibid. p. 573, où on lit : "consensus obiectum, quod est constituendum matrimonium (cfr. can. 1057 § 2)". L'éminent auteur a écrit: "The material object [of consent] is no longer the ius in corpus but the establishment of matrimony" : M.F. Pompedda, in AA. VV. Incapacity for Marriage : Jurisprudence and Interpretation, Rome 1987, p. 183; cfr. AA. VV. : Incapacidad Consensual para las Obligaciones Matrimoniales, Pamplona 1991, p. 75.
[7] cfr. c. Pompedda, 3 juillet 1979, SRRD vol. 71, 388, n. 17; c. Raad, 14 avril 1975, vol. 67, p. 240, n. 7.
[8] cf. "La donazione della propria persona riguarda necessariamente soltanto l'attività della persona, non però la persona stessa" : U. Navarrette : "Consenso Matrimoniale e Amore Coniugale", in AA. VV. L'Amore Coniugale, Lib. Ed. Vaticana, 1971, p. 211.
[9] cfr. U. Navarrete : "Structura iuridica matrimonii secundum Concilium Vaticanum II" in Periodica 57 (1968), pp. 135-137.
[10] "quae formula... minime implicat consensus obiectum formale et essentiale iam non esse iura et officia matrimonialia essentialia tradita et accepta, sed potius personas ipsas... Ex dictis apparet nos concordare non posse cum sententia appellata cum affirmat consensus obiectum mutatum fuisse quatenus iam non essent iura et officia, sed coniugum personae ipsae" SRRD, vol. 77, p. 281).
[11] Jean-Paul II parle de l'impossibilité "de s'approprier et de prendre possession de l'autre personne", cfr Uomo e Donna lo creò: catechesi sull'amore umano, Libr. Ed. Vaticana, 1987, p. 431.
[12] "per matrimonium, non corpus alterius acquiritur, quod esset dominium acquiere, sed ius eius utendi" (Summ. Theol. Mor., Roma, 1908, vol. III, p. 368). cfr. S. Thomas : "vir per matrimonium non dat sui corporis potestatem uxori quantum ad omnia, sed solum quantum ad illa quae matrimonium requirit" (Suppl., q. 65, art. 2 ad 6).