Après ces observations préliminaires fondamentales, je voudrais à présent considérer quelques canons qui, à mon sens, reflètent le plus la vision personnaliste renouvelée de Vatican II dans ses expressions juridiques dans le droit matrimonial. Je commencerai par le canon 1055 non seulement parce qu'il est le premier canon du titre sur le mariage, mais aussi parce qu'il montre comment le Concile et le Magistère post-conciliaire parviennent en matière matrimoniale à une synthèse d'éléments qui précédemment tendaient à s'opposer au détriment de l'institution conjugale sur le plan juridique, théologique et pastoral.
"L'alliance matrimoniale, par laquelle l'homme et la femme constituent entre eux une communauté de toute la vie [est] ordonnée par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu'à la génération et à l'éducation des enfants" (c. 1055 § 1). Il s'agit ici, à mon sens, d'une formule révolutionnaire, pas tellement pour sa référence au mariage décrit en termes de totius vitae consortium, mais surtout pour sa manière d'exprimer les fins du mariage. On trouve ici une vision personnaliste du mariage qui a dépassé ce qui est couramment appelé, - à mon sens, de manière incorrecte -, la vision institutionnelle. Je m'explique.
Durant une bonne partie de ce siècle il y a eu un grand débat entre théologiens, canonistes et anthropologues chrétiens à propos des fins du mariage. D'un côté, il y avait la présentation traditionnelle des fins du mariage selon une hiérarchie clairement établie: la fin "primaire" (la procréation) et les deux fins "secondaires" (l'aide mutuelle et le remède contre la concupiscence). D'un autre côté, on trouvait la vision "personnaliste" apparue plus récemment. Sans nier nécessairement l'importance de la procréation, celle-ci voulait que l'on accorde un statut égal aux valeurs qui unissent mari et femme: l'amour mutuel, l'union conjugale dans son aspect spirituel, pas seulement physique, l'égalité radicale des droits et de la dignité des sexes, etc.
J'ai déjà écrit ailleurs à ce propos [1]. Il suffit de dire ici que la compréhension traditionnelle donne facilement l'impression d'une certaine "opposition" entre les fins primaires et secondaires au lieu de chercher leur lien possible. Par ailleurs, certains courants "personnalistes" soutenaient des positions extrêmes et erronées. Parfois ces courants qualifiaient de vision "institutionnelle" la thèse qui soulignait la finalité procréatrice, faisant ainsi comprendre que la position "personnaliste" n'était pas institutionnelle. Bien plus, dans ses formes extrêmes, la dite vision personnaliste tendait ainsi vers des positions clairement "anti-procréatrices".
En acceptant pleinement une vision "personnaliste" du mariage par l'insistance sur la réciprocité du don de soi, sur l'amour conjugal et sur la dignité de l'acte conjugal comme expression singulière de cet amour, le Concile a voulu dépasser les positions antérieures. Il semble néanmoins être resté à mi-chemin d'un développement possible de la doctrine des fins du mariage. On affirme que le mariage a été doté par Dieu de "différentes fins" mais l'on n'indique aucune hiérarchie entre elles (GS 48). Par ailleurs, alors que l'on dit très clairement qu'une de ces fins est la procréation en affirmant à deux reprises que le mariage "par son caractère naturel (...) est ordonné à la procréation et à l'éducation des enfants" (GS 48 et 50), on ne spécifie quelles sont les autres finalités du mariage.
Ce n'est qu'avec le magistère post-conciliaire que l'on a clarifié pleinement la question des fins du mariage. Cela a résolu d'une manière que j'espère définitive les tensions apparentes d'un long débat. La brève formule du canon 1055 § 1 est le fruit de ce magistère post-conciliaire et le développement remarquable du personnalisme conjugal de Gaudium et Spes : le mariage est ordonné par son caractère naturel au bien des conjoints ainsi qu'à la génération et à l'éducation des enfants. Le Catéchisme de l'Eglise Catholique a pleinement confirmé ce développement; il énonce en effet de manière concise "la double fin du mariage: le bien des conjoints et la transmission de la vie"(nº 2363; cfr le nº 2249 en termes semblables).
Il convient de relever que l'expression bonum coniugum est tout à fait nouvelle. Elle n'apparaît que de manière exceptionnelle dans la littérature ecclésiastique avant son insertion en 1977 dans le Schema préparatoire du nouveau Code. On ne peut nier le contenu hautement personnaliste de l'expression reprise au canon 1055 et présentée de la sorte comme une des fins du mariage, non pas subordonnée mais située au même niveau que la procréation et l'éducation des enfants.
Le Code et le Catéchisme vont totalement au-delà des positions antérieures, aussi bien celles qui insistaient sur l'égale dignité des fins du mariage que celles qui défendaient, et le cas échéant continuent à défendre, la thèse de la subordination hiérarchique. Ces positions se sentent obligées d'opposer les fins du mariage comme si l'une, la fin de procréation, constituait la fin institutionnelle et l'autre, le bien des conjoints, représentait la fin personnaliste.
A mon sens, une telle opposition doit être fermement repoussée car les deux fins sont institutionnelles : elles découlent toutes deux de l'institution même du mariage. Autrement dit, on ne soulignera jamais assez que le mariage possède deux fins institutionnelles. (...)
Les deux récits successifs des deux premiers chapitres de la Genèse contiennent respectivement une finalité procréative (cfr Gen 1, 27-28) et une finalité personnaliste (cfr Gen 2, 18.24). (...) Il découle par conséquent de l'Ecriture que le dessein de Dieu en instituant le mariage est également personnaliste. Le mariage n'est pas seulement institutionnellement ordonné au développement de la race humaine par la procréation, il est aussi destiné au développement des personnes qui se marient, à leur épanouissement et à l'achèvement de leur destinée personnelle.
J'en conclus donc que, sous l'impulsion du Concile Vatican II et du magistère postérieur, le personnalisme chrétien a produit une vision renouvelée du mariage et de ses fins institutionnelles que je présenterais volontiers en ces termes:
a) on accentue la destination naturelle du mariage à des fins déterminées;
b) on n'accentue pas une hiérarchie entre les fins du mariage [2];
c) aussi bien le bonum coniugum que la procréation et l'éducation des enfants sont des fins institutionnelles;
d) autant le bonum coniugum que la procréation et l'éducation des enfants possèdent une valeur personnaliste;
e) les fins sont naturellement et institutionnellement inséparables;
f) l'inséparabilité implique une inter-ordination plus qu'une sub-ordination entre les fins.
L'inséparabilité des fins rend mieux leur relation mutuelle. On dépasse donc la question de la hiérarchie des fins pour considérer leur inter-ordination constitutive. Chaque fin est en relation vitale et existentielle à l'autre. Elle dépend de l'autre. Elles subsistent ou disparaissent ensemble.
NOTES
[1] "El Matrimonio : Comprensión Personalista o Institucional ?" in Scripta Theologica 24 (1992), pp. 569-594.
[2] Il est vrai que dans son allocution du 10 octobre 1984, Jean-Paul II fit référence en passant à la hiérarchie des fins. Malgré cette seule et unique référence, du moins à ma connaissance, il ne fait pas de doute que le magistère aborde autrement cette question.