04. Les aspects conflictuels du don de soi dans le mariage (1)

Les aspects conflictuels du don de soi dans le mariage (1)

a) facteurs volontaires

            Le don de soi dans le mariage peut être vicié, de manière délibérée ou inconsciente. Dans cette hypothèse, la célébration du mariage est nulle: elle ne produit aucun effet quant à l'union des personnes en tant que conjoints. Nous allons brièvement considérer la simulation, le dol, l'erreur et la condition avant de traiter de l'incapacité consensuelle. Autrement dit, je traiterai d'abord des facteurs volontaires qui vicient le don de soi dans le mariage, puis des facteurs involontaires.

            Quels sont les facteurs volontaires et intentionnels qui vicient le don de soi dans le mariage? Voyons en premier lieu les cas de défaut ou de vice volontaire introduits dans le consentement. Le se tradere doit en effet être authentique. Il doit s'effectuer dans toute la vérité essentielle et constitutive du don de soi conjugal. S'il manque cette vérité constitutive ou si la traditio sui ipsius n'est pas authentiquement conjugale, le mariage est nul.

            Le premier manque d'authenticité consiste dans la simulation: quelqu'un exprime son acceptation de l'autre comme véritable conjoint de manière externe et formelle alors qu'intérieurement il ne l'accepte pas comme telle. Le consentement s'exprime en un acte externe et positif présumé sincère (c. 1101 § 1). L'Eglise ne présume pas l'exclusion; celle-ci doit être prouvée. La preuve doit démontrer l'existence d'un acte positif par lequel la personne nie ou refuse consciemment ce qu'elle affirme extérieurement (c. 1101 § 2).

            Est-il possible de simuler inconsciemment? Ces dernières années, dans des articles, voire dans quelques sentences, on suggérait précisément l'existence d'une simulation non consciente ou implicite. Je songe ici à une cause qui, avant d'arriver à la Rote, exprimait la formule du doute en première instance en termes de "consentement déficient dans son objet formel de la part du demandeur". Le juge unique de première instance avait exposé que le consentement avait été rendu nul par "la substitution d'un autre objet formel incompatible avec le véritable objet formel du mariage chrétien". Il avait ajouté que cela pouvait arriver "consciemment ou inconsciemment , avec ou sans erreur, avec ou sans manque de discernement, avec ou sans ignorance du véritable objet formel du mariage, et même, dans certaines circonstances, avec ou sans malice". Et le juge de conclure: "Dans tous ces cas, il n'y a pas d'acte positif de volonté distinct par lequel le véritable objet formel a été exclu". Cette thèse est inacceptable.

            Les paroles du consentement sont en effet complètement claires quant à l'engagement fondamental que la personne prend de façon explicite. Il est inconcevable d'introduire de façon inconsciente un autre objet formel réellement "incompatible avec le véritable objet formel du mariage. A moins qu'il ne s'agisse d'une intelligence tellement déficiente que le consentement serait nul en vertu du canon 1095 §§ 1 et 2, le contractant doit nécessairement se rendre compte de la contradiction entre ce qu'il affirme extérieurement et ce qu'il se propose intérieurement. Il simule ainsi consciemment..

            Considérons le dol selon les termes du canon 1098. Le manque d'authenticité ne consiste pas en la nature diminuée ou viciée du mariage - auquel du reste on consent dans son intégralité - mais en l'image radicalement ou délibérément fausse du caractère ou de la personnalité de l'autre contractant, avec une tromperie commise délibérément aux fins d'obtenir son consentement.

            A la différence de la simulation, le dol comprend le cas de la personne qui accepte les éléments et propriétés du mariage mais qui, en vue d'obtenir le consentement de l'autre, offre un "Moi conjugal" ne correspondant pas à la réalité.

            Quant à la ratio iuris qui justifie la nullité en l'occurrence, certains considèrent qu'elle consiste dans "le manque de congruence réelle entre les volontés des deux contractants" [13]. A mon sens, elle consiste plutôt dans la iniuria qu'une partie inflige à l'autre (ou qui est faite à celle-ci): la violation du droit strict des parties au don conjugal opéré effectivement et en vérité. La violation de ce droit place la personne trompée dans une situation où son consentement est frauduleusement orienté vers un objet fondamentalement distinct de celui qu'elle croyait choisir. D'où le vice de la liberté et de l'authenticité de son consentement. Une sentence rotale coram Serrano dit très judicieusement que le dol rend nul le mariage principalement parce qu'il trouble "la substance du consentement en le vidant non seulement de la vraie communication réciproque d'un image intentionnel adequate du conjoint (...) mais aussi de la vérité qui revient au consentement pour qu'il soit ce qu'il doit être" [14].

            De toute évidence, il ne faut pas confondre une certaine réticence et le dol invalidant le consentement. En principe, la relation idéale entre époux est d'une totale ouverture mutuelle. On ne peut cependant absolutiser ni le droit du conjoint à une connaissance du partenaire, ni l'obligation mutuelle de se dévoiler à l'autre. Il n'y a aucune obligation positive de dévoiler tous les aspects de sa vie. En revanche, il y a une obligation négative de ne pas occulter, a fin d'obtenir le consentement, un défaut important qui, par sa nature même, pourrait perturber gravement la vie conjugale.

            D'après le canon 1098, la finalité du dol est l'obtention du consentement. Il faudra par conséquent prouver que le motif du dol fut précisément d'obtenir le consentement. Le dol relatif à une qualité, pratiqué pour une autre raison, le respect humain par exemple ou la vanité, n'invalide pas le mariage.

            La difficulté majeure est d'apprécier la gravité. Cela se fera d'un triple point de vue: la gravité du dol pratiqué, la gravité de la qualité susceptible de troubler la vie conjugale et enfin la gravité du dommage que cette qualité causerait tout naturellement à la communauté de vie conjugale. Quant à la gravité du dol, il n'est pas dit que le dol doit être grave. Dans le cas d'une personne très naïve, un léger dol suffira pour la tromper. Mais le droit ecclésial doit également protéger les droits des personnes naïves.

            En ce qui concerne la gravité de la qualité, l'énoncé du canon ne laisse aucun doute sur son importance objective: le suapte natura semble exclure en l'occurrence une interprétation subjective de l'importance d'une telle qualité. La stérilité est le seul exemple de dol invalidant allégué par le Code (c. 1084 § 3). Il confirme les considérations antérieures. Le mariage est ordonné par sa nature même à la génération des enfants (c. 1055 § 1). D'ailleurs, la plupart des gens se marient dans l'espoir d'avoir des enfants. Tromper quelqu'un en cachant sa stérilité c'est l'induire en erreur sur une qualité qui est au coeur de la relation conjugale.

            La gravité du dommage doit être sérieuse. Un dommage qui ne toucherait que les aspects accidentels de la vie matrimoniale, ne pourra être pris en considération. D'après le canon 1098, le dommage doit toucher la communauté de vie conjugale de manière substantielle, à savoir dans son essence, ses propriétés ou ses fins. Il y a des aspects de la vie conjugale qui peuvent avoir une importance subjective pour une ou l'autre des parties, voire pour les deux, sans pour autant entraîner en cas de dol l'invalidité du consentement. Les opinions politiques sont une source fréquente de discorde dans le couple mais qui soutiendra que le dol relatif à ces opinions dirimera le mariage?

            Il convient de distinguer soigneusement le dol délibéré d'une appréciation simplement erronée d'un contractant sur son partenaire avant le mariage. Il n'y a aucun fondement juridique pour soutenir que ce jugement erroné puisse invalider le consentement. Seul le dol délibéré sur l'existence d'un grave défaut entraîne un vice de consentement. En absence de dol, la présence d'un tel défaut est compatible avec un consentement valide et avec un consortium matrimoniale valide.

            Assez curieusement, le personnalisme conjugal qui inspire et justifie le canon 1098 fragilise en quelque sorte deux autres chefs de nullité: l'erreur sur une qualité de la personne (c. 1097) et la condition (c. 1102). Je ne mets pas en question que ces deux chefs de nullité sont solidement établis en droit matrimonial. Mais je ne suis pas convaincu de son opportunité, ou de sa correspondence à la justice que doit régler l'alliance matrimoniale. Ils sont souvent évoqués dans les requêtes alors que celles-ci auraient peut-être plus de chance d'aboutir si elles se fondaient sur le dol.

            La ratio iustitiae du canon 1097 § 2 ne me semble pas évidente. Peut-on appliquer au mariage un principe qui trouve sa pleine justification dans le domaine strictement conceptuel? En pratique, la jurisprudence tend à interpréter le canon 1097 § 2 au sens où la qualité est recherchée plus que la personne, prae personam (cfr c. Pompedda, 23.7.1980, SRRD, vol. 72, p. 524). Une telle intention est pratiquement impossible à prouver. Contre quelle violation de la justice le demandeur exigerait-il un dédommagement? De quel droit peut-on exiger une qualité chez le partenaire? De quel droit peut-on exiger une résiliation du contrat matrimonial si quelqu'un s'est trompé sur une qualité de l'autre contractant? La ratio iuris de ce canon semble avoir totalement négligé en l'occurrence une compréhension personnaliste du mariage, à savoir se donner et accepter chacun tel qu'il est. L'erreur, en effet, ne détruit l'authenticité du don de l'autre personne, sauf si elle a été induite. A mon sens, le canon 1097 § 2 s'inscrit dans les présupposés du plus pur contractualisme et s'oppose manifestement à une compréhension personnaliste du don.

            Quant à la condition, avant le Code de 1983, les juges n'étaient pas à l'aise avec ce chef de nullité, notamment à cause des multiples distinctions de l'ancien canon 1092 relatives à la conditio de futuro . Le nouveau Code a changé radicalement la disposition concernant la condition portant sur le futur (c. 1102 § 1). C'est avec le temps qu'on éprouvera la valeur éventuelle d'un tel changement. A mes yeux, l'hypothèse d'un mariage sous condition est fondamentalement contraire à une vision personnaliste et, par surcroît, tout à fait inutile vu le nouveau canon sur le dol. On peut en effet se demander de quel droit quelqu'un peut poser une condition. On peut certes faire une erreur ou bien on a le droit de ne pas être déçu par une qualité importante de l'autre. Mais l'essence du mariage consiste à se donner tel qu'on est et à recevoir son partenaire tel qu'il est, en étant prêt le cas échéant à découvrir les défauts personnels d'un chacun.

NOTES

[13] cfr Jusdado. El dolo, p. 268.

[14] "substantiam ipsissimam consensus, illum exuans non modo de vera utriusque coniugis ad invicem traditione et acceptatione per adaequatam alteriusutriusque imaginem intentionalem, sed etiam de veritate quae ipsimet consensui competit ut talis sit" (Sent. Umuahiaen. June 2, 1989, n. 8.).