Je voudrais examiner et critiquer un argument en faveur de la contraception qui prétend s'appuyer sur des raisons personnalistes. On pourrait le résumer ainsi: l'acte conjugal a deux fonctions, l'une biologique ou procréatrice, l'autre spirituelle et unitive. Mais alors que l'acte n'est procréateur qu'en puissance, il est toujours en lui-même un acte d'amour qui exprime réellement l'amour conjugal et unit les époux. C'est pourquoi, bien que la contraception élimine la potentialité biologique ou procréatrice de l'acte conjugal, elle respecte pleinement sa fonction spirituelle et unitive; plus encore, elle la facilite, puisqu'elle élimine les tensions ou les craintes qui menacent, en l'atténuant, l'expression physique de l'amour conjugal. Bref, cette thèse affirme que si la contraception suspend ou annule l'aspect procréateur du rapport sexuel conjugal, elle laisse intacte sa fonction unitive.
Récemment encore, l'argument traditionnel pour s'opposer au contrôle artificiel des naissances consistait à dire que l'acte sexuel, étant naturellement ordonné à la procréation, on agissait contra naturam et donc de manière illicite en éliminant cette ordination.
Mais il s'agit là d'une argumentation critiquable si quelques précisions ne sont pas données. Il nous arrive en effet d'éliminer d'autres fonctions naturelles - par exemple lorsque nous nous bouchons les oreilles pour ne pas entendre certains bruits - et la doctrine morale n'a jamais déclaré qu'un tel comportement est illicite; dès lors, pourquoi serait-il mauvais d'empêcher, pour de justes raisons, l'aspect procréateur de la relation conjugale?
Les partisans de la contraception rejettent l'argument traditionnel et le qualifient de simple "biologisme" car, disent-ils, il ne considère que la fonction biologique ou les éventuelles conséquences biologiques de l'acte conjugal, sans prêter attention à la fonction spirituelle, c'est-à-dire celle qui signifie et concrétise l'union des époux. Ceux qui justifient ainsi la contraception conjugale -formulée dans des termes apparemment personnalistes- sont persuadés de défendre un point de vue solide et positif. Si l'on veut réfuter de manière efficace cet argument et en démontrer la carence fondamentale, je pense qu'il faudra développer en même temps une argumentation personnaliste, fondée sur une véritable compréhension personnaliste du sexe et du mariage.
Il est évident que l'argument des partisans de la contraception s'appuie sur une thèse essentielle qui considère l'aspect procréateur et l'aspect unitif de l'acte conjugal comme deux éléments séparables. Cela revient à dire que l'aspect procréateur peut être annulé sans vicier l'acte conjugal ni léser sa capacité d'exprimer -de manière singulière et propre- la réalité de l'amour et de l'union conjugales.
C'est cette thèse, précisément, qui a été et est toujours repoussée par l'Eglise. La raison principale qui rend la contraception inacceptable pour la conscience chrétienne est, comme l'a affirmé Paul VI dans Humanae vitae, "le lien indissoluble que Dieu a voulu [...] entre les deux significations de l'acte conjugal: union et procréation" (Humanae vitae, nº 12). Ou plus exactement, comme le dit l'original latin, entre "le sens unitif" et "le sens procréatif" de l'acte.
Paul VI a affirmé leur inséparabilité, mais il n'est pas arrivé à préciser pourquoi ces deux aspects de l'acte conjugal sont si inséparablement unis, ni pourquoi la nature de ce lien en fait le fondement même de l'évaluation morale de l'acte. Une réflexion sereine -qui s'est affinée au cours de ces vingt cinq années de débats- peut nous amener à trouver les raisons pour lesquelles l'Eglise affirme ce principe: le lien entre les deux aspects de l'acte conjugal est tel que la suppression de la capacité procréatrice détruit nécessairement sa signification unitive et personnaliste. Autrement dit, si l'on détruit délibérément la capacité de l'acte conjugal à donner la vie, on détruit également sa capacité d'exprimer l'amour et l'union caractéristiques du mariage.
L'acte conjugal, acte d'union
Pourquoi l'acte conjugal est-il considéré comme l'acte d'auto-donation, et comme l'expression la plus spécifique de l'amour conjugal? Pourquoi voit-on dans cet acte, somme toute passager et fugace, un acte d'union? Les amoureux n'expriment-ils pas leur amour et leurs désirs d'union de multiples manières: en se regardant, en s'écrivant, en s'échangeant des cadeaux, en se promenant la main dans la main...? Quel est l'élément qui transforme l'acte sexuel en un acte singulier? Pourquoi cet acte unit-il les époux comme aucun autre acte? Que possède-t-il en lui qui le transforme non seulement en une expérience physique, mais aussi en une expérience d'amour? Est-ce le plaisir particulier qui l'accompagne? La signification unitive de l'acte conjugale se limite-t-elle à la sensation, si intense soit-elle, que celui-ci est capable de produire? Si l'intimité sexuelle unit deux personnes simplement parce qu'elle procure un plaisir particulier, il semble dès lors évident que l'un des conjoints pourrait trouver une union de plus grande signification en dehors du mariage plutôt que dans le mariage. On en conclurait logiquement qu'un rapport sexuel sans plaisir n'a pas de sens, et que le sexe accompagné du plaisir -voire dans une relation homosexuelle- a quant à lui une pleine signification.
Or il n'en est rien. Que l'acte conjugal soit accompagné ou pas du plaisir, le sens de cet acte ne consiste pas dans le plaisir. Le plaisir associé à l'acte conjugal, si intense soit-il, est passager. Mais la signification de l'acte qui, elle aussi est intense, n'est pas passagère: elle ne passe pas, elle demeure
Mais alors, pour quelle raison un tel acte a-t-il une plus grande signification par rapport à n'importe quelle autre manifestation d'affection entre les époux? Pourquoi est-il une expression plus intense d'amour et d'union? De toute évidence en raison de ce qui arrive dans cette rencontre, qui n'est pas un simple contact ni une simple sensation, mais bien plutôt une communication, une offrande et une acceptation, un échange de quelque chose qui représente de manière tout à fait singulière le don de soi et l'union de deux personnes.
Il y a ici un point à ne pas oublier: alors que les époux veulent se donner et s'unir l'un à l'autre, ce désir reste, humainement parlant, au niveau de l'intention (Il est évident que nous ne parlons pas ici du don qu'une personne peut faire d'elle-même à Dieu). Chaque conjoint peut et même doit se lier à l'autre; mais il ne peut pas se donner réellement à l'autre. Il leur faut chercher des actes ou des gestes qui expriment au maximum leur désir d'auto-donation et d'union mutuelles. La plus grande expression du désir de se donner soi-même consiste à donner sa propre semence (Par semence, nous entendons ici aussi bien l'élément procréateur féminin que masculin). Le don de sa propre semence est beaucoup plus significatif et, de manière toute particulière, beaucoup plus réel que le don de son propre coeur. «Je suis à toi; je te donne mon coeur; prends-le»: ce sont des mots qui restent au niveau de la simple poésie, et qu'aucun geste physique ne peut transformer en véritable corporéité. En revanche «je suis à toi, je te donne ma semence, prends-la» n'est pas simple poésie; c'est de l'amour. C'est l'amour conjugal incarné en une action physique particulière à travers laquelle s'exprime l'intimité -«je te donne ce que je ne donne à personne»- et par laquelle on arrive à l'union. «Prends ce que je te donne: la semence d'un nouveau moi-même. Unie à toi, à ce que tu as à me donner, à ta semence, elle se transformera en un nouveau toi-et-moi, fruit de notre connaissance et de notre amour réciproques». Humainement parlant il s'agit là de la plus grande approximation possible de la réalisation du don conjugal de soi-même et de l'acceptation du don conjugal de l'autre qui, associés, constituent l'union conjugale.
Par conséquent, ce qui transforme l'acte conjugal en une relation et une union singulières, ce n'est pas la participation à une sensation, mais la participation à un pouvoir: un pouvoir physique et sexuel extraordinaire dont la singularité consiste en ce qu'il possède une orientation intrinsèque à la créativité, à la vie. Dans le rapport conjugal authentique, chaque conjoint dit à l'autre: «Je t'accepte comme quelqu'un qui n'a pas de pareil dans ma vie. Tu seras unique pour moi, comme je le serai pour toi. Toi et toi seul sera mon mari; toi seule tu seras ma femme. Et la preuve que tu es unique pour moi consiste dans le fait que ce n'est qu'avec toi que je suis disposé à participer à ce pouvoir donné par Dieu et orienté vers la vie».
C'est en cela que consiste l'essence singulière de la copula maritalis. Toute autre manifestation d'affection ne dépasse pas le stade du geste, et n'est qu'un symbole du désir de l'union. Mais l'acte conjugal, lui, n'est pas un simple symbole. Il y a, dans le rapport sexuel non vicié entre les époux, un échange réel; ce qui s'y réalise c'est le don et l'acceptation intégraux de la masculinité et de la féminité des conjoints. Et comme témoignage de la relation conjugale et de l'intimité de l'union des époux, voilà la semence du mari, qui reste dans le corps de la femme [1].
Si en revanche on annule délibérément l'ouverture à la vie, propre à l'acte conjugal, l'on détruit son pouvoir intrinsèque d'exprimer l'union conjugale; la contraception transforme l'acte conjugal en auto-tromperie ou en mensonge: «Je t'aime tant qu'avec toi, et toi seul, je suis disposé à participer à ce pouvoir très singulier...». Mais quel pouvoir singulier? Dans un acte contraceptif, on ne participe à aucun pouvoir particulier, hormis celui de produire du plaisir. Mais la singularité de l'acte conjugal est alors réduite au plaisir: sa signification a disparu.
Le rapport sexuel contraceptif est un exercice démuni de sens humain authentique. On pourrait le comparer à un exercice qui consisterait à mimer une chanson sans laisser aucun son s'échapper des lèvres. Les grands moments de tant d'opéras consistent souvent dans les "duos" par lesquels les amoureux chantent l'amour qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. Quelle absurdité s'ils chantaient un duo "silencieux", en refaisant les gestes d'une chanson mais sans laisser leurs cordes vocales mettre un son intelligible; les mouvements ainsi réalisés n'auraient été que des gesticulations insignifiantes qui n'aurait rien dit. La contraception se situe à ce niveau. Les époux qui pratiquent des méthodes contraceptives réalisent des mouvements corporels, mais ils emploient un "langage du corps" qui n'est pas à proprement parler humain [2]. Ils ne permettent pas à leur corps de communiquer mutuellement, selon une modalité sexuelle intelligible. Ils miment les mouvements d'une chanson d'amour, mais il n'y pas de chanson.
La contraception n'est pas seulement un acte privé de sens; il contredit la signification essentielle que le véritable rapport sexuel entre époux doit posséder afin d'exprimer un don mutuel total et sans condition [3]. Au lieu de s'accepter dans leur totalité, les époux qui utilisent des contraceptifs se renient partiellement, car la fertilité est une partie de chacun d'entre eux; ils refusent l'une des composantes de leur amour mutuel: la capacité personnelle de donner du fruit.
Un couple peut affirmer: nous ne voulons pas que notre amour soit fécond. Mais s'ils tiennent ce langage, il y a une contradiction interne dans leur volonté d'exprimer l'amour au moyen d'un acte qui, par sa nature même, présuppose un amour fructueux; et la contradiction est plus forte encore lorsque, dans la réalisation de cet acte, ils suppriment intentionnellement son orientation à la fertilité, dont découle justement sa capacité à exprimer la particularité de l'amour. Dans l'union conjugale, le mari et la femme doivent expérimenter la vibration de la vitalité humaine à sa source [4]. Dans le cas d'un couple qui utilise la contraception, les époux expérimentent la sensation, mais celle-ci est vidée de véritable vitalité.
L'effet anti-vie de la contraception ne se limite pas au "non" prononcé à l'encontre du fruit éventuel de l'amour, il tend à ôter la vie à l'amour lui-même. Si l'on s'en tient à la dure logique de la contraception, l'anti-vie devient anti-amour. L'effet dévitalisant de la contraception détruit l'amour, en le menaçant de vieillissement précoce et de mort prématurée.
Il peut être utile, à ce stade, de prévenir une critique éventuelle qui prétendrait que notre thèse s'appuie sur une alternative incomplète, dans la mesure où elle semble soutenir que l'acte conjugal ne peut être que soit procréateur, soit hédoniste. Les époux qui utilisent des contraceptifs ne pourraient-ils pas réfuter cette thèse en affirmant sincèrement que dans leur rapport conjugal ils ne recherchent pas que le plaisir, mais font l'expérience et expriment un amour réciproque?
Il convient de préciser notre position sur ce sujet. Nous ne cherchons pas à affirmer que les époux qui ont recours à la contraception ne s'aiment pas lors de leurs rapports sexuels, ni que ces rapports n'expriment pas une certaine particularité de leur relation. Ce que nous soutenons c'est que ces rapports n'expriment pas la singularité de la relation conjugale. L'amour peut être plus ou moins présent lors des rapports contraceptifs, mais il est certain que l'amour conjugal ne s'y exprime pas. En outre, l'amour conjugal peut s'y trouver menacé. De tels époux peuvent toujours soupçonner que même si l'acte qu'ils réalisent peut constituer pour chacun d'entre eux un don privilégié de plaisir, il pourrait aussi n'être qu'une recherche égoïste de volupté. Il est alors logique que le rapport conjugal soit perturbé par une impression de mensonge ou de vide. En fait, les époux voudraient fonder la singularité de leur relation conjugale sur un acte de plaisir qui tend en définitive à ce que chacun se referme stérilement sur lui-même, et ils refusent de fonder cette singularité sur la dimension conjugale, véritablement unique, de co-créativité amoureuse, dont la vitalité est capable de faire en sorte que chacun s'ouvre non seulement à l'autre, mais aussi à la richesse et aux valeurs de la vie et de toute la création.
Amour sexuel et connaissance sexuelle
Si l'acte conjugal est un moment d'auto-donation mutuelle et exclusive, c'est parce qu'il consiste dans le don et dans l'acceptation de quelque chose d'unique. Or ce "quelque chose" n'est pas seulement la semence (soutenir cette hypothèse conduirait facilement à une forme de "biologisme"), mais la plénitude de la sexualité de chacun des conjoints.
C'est dans le contexte des paroles divines "il n'est pas bon que l'homme soit seul" qu'il faut voir la raison pour laquelle Dieu l'a créé comme un être sexuel. Dieu a ainsi créé l'homme en une dualité -homme et femme- capable de se transformer à son tour en une trinité. Les différences entre les sexes manifestent par conséquent un plan divin de complémentarité, d'achèvement et de réalisation, même au moyen de la perpétuation de soi.
Il n'est pas bon à l'homme d'être seul car seul, il ne peut pas se réaliser: il a besoin des autres et en particulier de l'autre, d'un compagnon, d'un mari, d'une femme. L'union avec un conjoint, l'union sexuelle et l'union des époux dans le don réciproque sont, dans des conditions normales, une condition du développement humain et de la réalisation personnelle.
Le mariage est par conséquent un moyen d'auto-réalisation à travers l'union; le mari et la femme s'unissent dans une connaissance mutuelle et dans un amour mutuel: un amour qui n'est pas seulement spirituel, mais également corporel; et une connaissance qui se situe à la racine de l'amour et qui n'est pas simplement intellectuelle, mais aussi corporelle. L'amour conjugal des époux doit être fondé aussi sur la connaissance charnelle. Cela ne doit pas surprendre car il s'agit là de quelque chose d'absolument humain et logique. L'expression de la Bible est particulièrement éloquente lorsque, en se référant au rapport sexuel, elle dit que le mari et la femme "se sont connus". Adam connut Eve, affirme le livre de la Genèse. Il y aurait probablement lieu de faire ici quelques commentaires sur cette expression de la Bible qui établit une équivalence entre le rapport conjugal et la connaissance mutuelle.
En quoi consiste la connaissance particulière échangée entre le mari et la femme? En la connaissance de la totalité de leur condition humaine réciproque d'époux. Chacun "découvre" à l'autre l'un des ses secrets les plus intimes: le secret de sa sexualité personnelle. Chacun se dévoile véritablement à l'autre comme époux, et parvient à la connaissance de l'autre dans la particularité de l'auto-révélation et l'auto-donation propres aux époux. Chacun se laisse connaître par l'autre en se donnant à lui, précisément en tant que mari et femme.
Rien ne menace autant un couple que la résistance à connaître et à accepter intégralement son conjoint ou à se laisser connaître pleinement par lui. Le couple est constamment en danger dès lors qu'il existe la possibilité que l'un des époux cache quelque chose à l'autre [5]. Cela peut arriver à tous les niveaux de communication entre personnes, au niveau physique comme au niveau intellectuel.
Dans bon nombre de couples contemporains il y a chez les conjoints et entre eux un quelque chose que chacun des deux ne veut pas connaître, à quoi il ne veut pas s'affronter, ou qu'il cherche à éviter; et ce quelque chose est la sexualité dans toutes ses dimensions. Il s'ensuit que n'étant pas disposés à parvenir à une pleine connaissance charnelle réciproque, ils ne se connaissent pas, d'une connaissance véritable, ni en tant qu'êtres sexuels, ni en tant que conjoints. Une telle situation soumet leur amour conjugal à une terrible tension existentielle qui peut aboutir à la rupture.
Dans le véritable rapport sexuel entre époux, chaque conjoint renonce à tout comportement d'auto-possession défensive, afin de posséder pleinement l'autre et afin d'être pleinement possédé. Cette plénitude du don sexuel authentique et de la possession sexuelle authentique ne peut être obtenue qu'au moyen d'un acte conjugal ouvert à la vie. Ce n'est que dans un rapport sexuel procréateur que les conjoints s'échangent l'un l'autre une véritable "connaissance", qu'ils se parlent de façon humaine et intelligible, qu'ils se révèlent réellement dans la plénitude de leurs propres actualités et capacités humaines. Chacun donne et reçoit la pleine connaissance conjugale de l'autre.
Au moyen du "langage du corps", chaque époux prononce une parole d'amour qui n'est pas seulement une "auto-expression", une image du propre moi, mais qui est aussi un moyen de communiquer son propre désir de l'autre. Ces deux paroles d'amour, en se rencontrant, n'en font plus qu'une. Et lorsque cette nouvelle parole d'amour prend corps, Dieu peut en faire une personne, l'enfant: l'incarnation de la connaissance sexuelle des époux et de l'amour sexuel et conjugal qu'ils éprouvent l'un pour l'autre.
Dans la contraception, les époux ne veulent pas que la parole -celle que leur sexualité désire prononcer- devienne chair. Ils ne sont même pas disposés à exprimer cette parole de manière véridique. Ils demeurent humainement impuissants face à l'amour, charnellement muets à l'égard d'eux-mêmes, incapables de prononcer une seule parole sexuelle authentique.
L'amour sexuel est un amour de la personne tout entière, masculine ou féminine, corps ou esprit, et il est faussé si le corps et l'esprit ne disent pas la même chose. Avec la contraception, l'acte corporel parle de la présence d'un amour que l'esprit refuse. Le corps dit: «Je te veux totalement», alors que l'esprit proclame: «Je te veux avec des réserves». Le corps dit: «Je te cherche», alors que l'esprit affirme: «Je ne t'accepte pas, je n'accepte pas tout de toi».
Le rapport sexuel contraceptif se transforme en pantomime. Il est le reflet d'un langage du corps bouleversé, en exprimant le refus de l'autre, comme si chacun des conjoints disait à l'autre: «Je ne veux pas te connaître comme mon mari ou comme ma femme; je ne suis pas disposé à te reconnaître comme mon époux. Je veux une partie de toi, mais non pas ta sexualité, et si de mon côté j'ai quelque chose à te donner, une chose que je te laisse prendre, ce n'est pas ma sexualité [6].
Il peut être opportun de s'arrêter sur un point que nous avons brièvement mentionné plus haut. Le refus que comporte un rapport contraceptif entre époux ne concerne pas seulement les enfants, ou la vie, ou le monde; c'est un refus direct et réciproque de l'un à l'égard de l'autre. «Je te veux, mais je te veux stérile...» revient à dire: «Je ne veux pas tout ce que tu peux m'offrir. J'ai calculé la mesure de mon amour et il n'est pas assez grand pour te recevoir complètement. Je préfère un "toi" raccourci, ramené à la dimension de mon amour...». Et le fait que les deux époux soient d'accord pour s'accepter ainsi diminués, ne préserve pas leur amour -pas plus que la possibilité qu'ils ont d'arriver à un véritable bonheur- des effets d'une dévaluation aussi forte de leur humanité et de leur sexualité.
Le rapport sexuel normal entre époux réalise pleinement la masculinité et la féminité. L'homme s'affirme comme homme et comme époux, et la femme comme femme et comme épouse. Dans le rapport contraceptif ne s'exprime qu'une sexualité amputée; dans son acception la plus profonde, elle ne s'exprime absolument pas. La contraception représente un tel refus de se laisser connaître qu'elle ne peut d'aucune manière exprimer une véritable connaissance charnelle. Une vérité humaine profonde vient ainsi confirmer le principe théologique et juridique qui établit qu'un rapport sexuel contraceptif ne constitue pas une véritable consommation du mariage.
Le rapport sexuel contraceptif n'est donc pas un véritable rapport sexuel. C'est la raison pour laquelle, si l'on veut aller au fond de cette question, ses alternatives ne sont pas suffisamment explicitées en disant que si le rapport est contraceptif, il est alors simplement hédoniste. Cela peut être plus ou moins vrai; mais ce qui est certain -à un niveau beaucoup plus profond- c'est que si l'acte conjugal est contraceptif, alors il n'est pas sexuel. Dans la contraception il y a certes un rapport ou un échange de sensations, mais aucune connaissance sexuelle véritable, ni aucun amour sexuel authentique: il n'y a aucune révélation ou communication sexuelle de soi-même, de même qu'il n'y a aucun don sexuel réciproque. C'est pourquoi le choix des contraceptifs revient en fait à signifier le refus de la sexualité. La déformation de l'instinct sexuel dont souffre la société moderne est le signe, plus que d'un excès ou d'une exaltation du sexe, de l'absence d'une sexualité humaine authentique. Le processus dans lequel le monde moderne s'est engagé aboutit à une sexualité de laboratoire incapable d'exprimer une quelconque valeur personnaliste et humaine.
Le véritable rapport sexuel unit, alors que la contraception sépare, et elle sépare à tous les niveaux. La contraception sépare le sexe non seulement de la procréation mais aussi de l'amour; elle sépare le plaisir de l'acte de la signification de l'acte. Et elle sépare le corps de l'esprit, et finit même par séparer le mari de sa femme et la femme de son mari.
S'ils réfléchissent, les couples qui ont recours à la contraception se rendent compte que leur vie conjugale souffre d'un malaise intime. Les aliénations dont ils font l'expérience sont le signe et la conséquence d'une violation grave de l'ordre moral, imputable à la contraception. Seul un effort résolu pour rompre avec les pratiques contraceptives peut guérir la maladie qui affecte leur vie conjugale. C'est la raison pour laquelle la doctrine de l'encyclique Humanae vitae, comme du reste celle de tout le magistère papal sur ce sujet, non seulement n'est pas une adhésion aveugle à des positions dépassées, mais constitue plutôt une défense claire et prévoyante de la dignité innée et du véritable sens de la sexualité humaine et conjugale.
Sexualité procréatrice et auto-réalisation
Notre argumentation a voulu démontrer que le rapport conjugal contraceptif n'est pas en mesure d'atteindre un quelconque objectif personnaliste: il n'entraîne aucune auto-réalisation dans le mariage; on doit plutôt dire qu'il l'empêche et le frustre. Mais, demandera-t-on, s'ensuit-il que le rapport sexuel procréateur est le seul à permettre à la personne de se réaliser? Je considère que oui, et j'en trouve la raison dans la nature même de l'amour (Cf. l'étude de l'auteur Marriage in crisis, in L'Osservatore Romano, (édition anglaise) 24-9-1976). L'amour est créatif. L'amour divin a poussé Dieu à créer, si l'on peut s'exprimer ainsi. L'amour humain est fait à l'image de l'amour divin, et il est par conséquent appelé à la création; s'il l'évite délibérément, il demeure frustré. L'amour entre deux personnes les conduit à l'action, à faire des choses ensemble. Ce qui est vrai pour l'amitié en général s'applique de manière toute particulière à l'amour entre conjoints. Un couple qui s'aime vraiment veut agir conjointement, faire quelque d'"original", si possible ensemble. Et il n'y a rien de plus original pour deux personnes qui s'aiment que leur propre enfant, image et fruit de leur union. Voilà pourquoi ce qui rend le mariage "différent" de toutes les autres relations interpersonnelles réside dans le fait d'avoir des enfants; toute prétendue substitution ne satisfait pas l'amour conjugal.
Le rapport conjugal procréateur contribue à la véritable "réalisation" des époux, car ce n'est que dans ce contexte qu'ils sont ouverts à toutes les possibilités de leur amour réciproque; ils sont prêts à s'enrichir et à se réaliser non seulement en acceptant ce que cet amour leur offre, mais aussi en répondant positivement à tout ce qu'il exige d'eux.
Qui plus est, le rapport conjugal procréateur "réalise" parce qu'il satisfait le désir humain d'auto-perpétuation: il l'exprime en effet et ne le contredit pas, à l'inverse de la contraception. C'est avec des désirs de vie et non des désirs de mort que l'amour s'alimente et grandit. Lorsqu'un enfant naît dans un couple normal, mari et femme se réjouissent ensemble et se passent mutuellement leur enfant. Si l'enfant meurt, il n'y a pas de joie, mais des larmes lorsqu'ils se donnent l'un à l'autre le corps mort de l'enfant. Les époux devraient pleurer sur un acte contraceptif: un acte stérile et vide qui refuse une vie destinée à raviver à nouveau l'amour, et qui vise à tuer cette vie que l'amour désire naturellement produire. Il peut y avoir une satisfaction physique, mais aucune joie à passer une semence morte ou à passer une semence vivante que l'on va tuer.
La vitalité de la sensation dans l'acte sexuel doit correspondre à une vitalité de sens, en n'oubliant pas, comme nous l'avons déjà dit, que la sensation n'explique pas le sens. L'explosion même du plaisir qui accompagne l'acte fait penser à la grandeur de la créativité sexuelle. Dans tout rapport sexuel il devrait y avoir un peu -en amplitude et en puissance- de la Création de Michel Ange dans la Chapelle Sixtine à Rome... Il ne s'agit pas tellement du dynamisme d'une sensation, mais plutôt d'un événement, de quelque chose qui arrive, d'une communication de vie.
Si l'intensité du plaisir ne sert pas à éveiller une compréhension pleine et consciente de la grandeur de l'expérience conjugale, il manque alors une conscience sexuelle authentique, caractéristique de l'acte. Je suis en train de me donner -je donne ma capacité créatrice, ma puissance vitale- non seulement à une autre personne, mais à la création tout entière: à l'histoire, à l'humanité, aux plans de Dieu. Jean-Paul II enseigne que dans chaque acte conjugal, «l'homme et la femme redécouvrent pour ainsi dire le mystère de la création dans toute sa profondeur» (Enseignements de Jean-Paul II, II, 2 (1979), p. 1213)
Un autre élément ne doit pas être négligé, car il est évident qu'une bonne partie des complications inhérentes au sujet que nous avons abordé tient justement à la force de l'instinct sexuel. Nous devons cependant comprendre que c'est la force même de cet instinct qui nous renvoie à une prise de conscience adéquate de la sexualité. Le bons sens le plus élémentaire indique que la puissance de l'instinct sexuel doit répondre à des aspirations et à des besoins humains profonds. L'explication traditionnelle de l'instinct sexuel s'est toujours faite en fonction d'éléments cosmiques ou démographiques: de même que nous avons l'instinct de manger pour conserver la vie individuelle, de même nous possédons l'instinct sexuel pour assurer la vie de l'espèce. Cette explication résout certes une partie du problème, mais pour ce qui nous occupe, elle est insuffisante. L'appétit sexuel -la force de cet appétit- correspond de toute évidence non seulement à des besoins cosmiques ou collectifs, mais aussi à des nécessités personnalistes. Si l'homme et la femme ressentent un profond désir d'union sexuelle, il faut en chercher aussi les raisons dans le fait qu'ils ressentent -chacun personnellement- un fort besoin de tout ce que la sexualité authentique comporte: don réciproque, complémentarité, réalisation personnelle, auto-perpétuation dans l'union conjugale avec l'autre.
L'expérience de cette sexualité conjugale complète présente de nombreuses facettes du plaisir. La simple satisfaction physique des sens est en fait accompagnée et enrichie par la satisfaction personnaliste des désirs beaucoup plus profonds et intenses que contient la sexualité, au lieu d'être viciée ou rendue amère par la frustration. En effet, lorsque l'on dénonce une frustration continuelle et grandissante comme conséquence principale de la contraception, cela se doit au fait que la mentalité contraceptive prive la force même de la pulsion sexuelle de son sens et de sa finalité authentiques, en prétendant ensuite trouver une expérience et une satisfaction sexuelles complètes dans ce qui est tout au plus un simple soulagement physique.
NOTES
[1] Le caractère original et singulier de la décision de se marier avec telle ou telle personne est ainsi réaffirmé lors de chaque acte conjugal. Dans tous et dans chacun des actes d'un véritable rapport sexuel, chaque conjoint est confirmé dans sa condition particulière de mari ou d'épouse.
[2] Comme chacun sait, "langage du corps" est l'une des expressions-clés des enseignements de Jean-Paul II sur la sexualité et sur le mariage.
[3] «La contraception contredit la vérité de l'amour conjugal» (Jean-Paul II, Discours, 17 septembre 1983).
[4] Cela est vrai aussi dans l'hypothèse où -pour quelque raison que ce soit- les époux ne peuvent pas avoir d'enfants. Dans ce cas, comme dans celui de la période où la femme est enceinte, leur union prend son sens le plus profond car aussi bien dans l'accomplissement de l'acte que dans l'intention qui les anime, les conjoints restent "ouverts à la vie", même si concrètement l'acte ne peut être à l'origine d'une vie nouvelle. Ce qui donne un sens et une dignité à l'acte conjugal est leur ouverture fondamentale à la vie. De manière analogue, l'absence de cette ouverture porte atteinte à la dignité et la valeur de l'acte dans le cas où les conjoints -sans qu'il y ait pour cela de motifs graves- ne le réalisent que dans des périodes infécondes.
[5] Bien entendu nous faisons abstraction de ces cas où il existe un secret (professionnel par exemple) qui -en vertu d'un devoir de justice à l'égard d'un tiers- doit être gardé, sans que cela cause un tort quelconque à l'unité du mariage.
[6] Si ce que chaque époux donne ou reçoit de l'autre dans l'acte contraceptif n'est pas la sexualité, de quoi s'agit-il donc? Dans le meilleur des cas il s'agira d'une forme d'amour séparé de la sexualité. Ou encore le simple plaisir, lui aussi dissocié de la sexualité. Dans un cas comme dans l'autre, les époux qui utilisent des contraceptifs se privent de la sexualité; c'est pourquoi leur couple souffre, car il n'est pas structuré dans une véritable relation sexuelle.